«On aura plus de sympathie pour Julien Sorel dans le ballet que dans le roman»
Une interview avec Mathieu Ganio
La création du ballet «Le Rouge et le Noir» de Pierre Lacotte est attendue depuis longtemps, et elle a été repoussée à cause des grèves et de la crise du Covid. Comment s’est déroulé le processus de création?
Nous avions déjà commencé en novembre 2020, mais c’était par Skype. C’était compliqué parce que le réseau n’était pas toujours stable, et Pierre ne voyait pas tout le studio: quand nous exécutions une diagonale, par exemple, il n’en voyait pas la fin… Nous avons repris les répétitions au mois d’avril, et ensuite au mois de juin. La fin de la saison dernière était une période très chargée parce que les théâtres étaient en train de rouvrir et nous répétions pour d’autres spectacles en même temps. Ce n’est que depuis la rentrée que le ballet a vraiment pris forme.
Pierre a eu une vision très claire du ballet dès le début, et il arrive toujours en répétition avec une idée très précise de la chorégraphie. Il a commencé par nous enseigner les pas de deux et les variations, et après il a fallu tout lier; c’est-à-dire qu’au début, nous ne savions pas encore à quel moment du ballet se trouvait le pas de deux que nous étions en train de répéter. Le corps de ballet apprenait aussi des danses de groupe sans toujours savoir comment elles s’intégraient dans l’histoire. Toutes ces liaisons et le fil de l’histoire sont en train de se mettre en place.
Comment ce ballet se distingue-t-il des reconstructions de Pierre Lacotte au répertoire de l’Opéra, notamment «La Sylphide» et «Paquita»?
Il s’agit du ballet le moins classique que j’aie dansé de Pierre. On y retrouve, dans une certaine mesure, la structure et l’esprit des grands classiques du XIXe siècle: il s’agit d’une grande production avec beaucoup de danseurs sur scène et des décors et costumes somptueux. Cependant, les pas de deux, par exemple, sont plus «narratifs», avec une chorégraphie plus expressive. Il y a aussi des passages inhabituels pour Pierre, par exemple deux pas de deux entre Julien et l’Abbé Chélan. En outre, les personnages sont plus complexes: Julien Sorel, par exemple, est un héros de ballet plus ambigu et multidimensionnel que Lucien d’Hervilly dans «Paquita».
Lacotte a créé le rôle de Julien Sorel pour vous. Comment ce personnage de est-il caractérisé chorégraphiquement, et comment le percevez-vous?
Julien n’est pas un personnage facile à interpréter. Il est très ambitieux et agit parfois par calcul ou hypocrisie. En lisant le livre, j’ai eu du mal à avoir de l’empathie pour lui, même s’il devient un peu plus humain à la fin.
Dans le ballet, le côté détestable, très arriviste de son caractère est atténué. Je pense que nous, les interprètes du rôle, devons apporter cette nuance, parce que quand on ne regarde que sa chorégraphie, on peut se tromper et croire aux apparences. Le rôle comporte de grands pas de deux romantiques, et c’était un plaisir de les apprendre avec mes partenaires. Cependant il ne faut pas que j’oublie que Julien a toujours une arrière-pensée: même s’il finit par tomber réellement amoureux, ses amours servent d’abord son ambition. Il se sert de son charme, de son savoir, pour accéder à un statut au-delà de sa naissance. On peut facilement penser que Julien se laisse simplement entraîner par ses passions, alors que c’est lui qui, malgré les obstacles, décide de sa vie. Néanmoins je pense qu’on aura plus de sympathie pour Julien dans le ballet que dans le roman.
Comment Lacotte exprime-t-il ce qui se passe dans la tête de Julien?
Il y a beaucoup de pantomime qui sert entre autres à «raconter» les éléments difficiles à montrer dans un ballet. Pendant le procès, par exemple, il dit: «Depuis ma naissance, mon destin est scellé.» Comment exprimer cette phrase par des gestes? Ghislaine Thesmar nous a beaucoup aidés dans ces scènes parce qu’elle a une grande culture de pantomime et sait aussi se servir d’images. Il faut savoir donner des nuances aux gestes, et le défi consiste à les rendre compréhensibles. Ce n’est pas toujours évident vu la complexité du sujet.
Pierre a aussi créé des visions pour exprimer les pensées des personnages: au séminaire, par exemple, Julien a une vision de Mme de Rênal. Plus tard dans le ballet, Mme de Rênal imagine Julien avec une autre femme, ce qui la pousse à écrire la lettre qui causera sa chute.
S’agit-il d’un rôle qui vous correspond particulièrement?
Il ne correspond peut-être pas tout à fait à mon caractère, mais la chorégraphie correspond au type de danseur que je suis. Pierre a créé tous les rôles exprès pour les solistes qu’il a choisis, et chaque rôle a une technique un peu particulière.
Je pense que le rôle correspond à tous les quatre solistes qui dansent Julien, aussi bien à moi qu’à Germain , Hugo et Mathias , même si nous sommes très différents dans ce que nous dégageons, dans nos personnalités. Ces nuances plaisent aussi à Pierre. Il a néanmoins été très clair sur le fait qu’il ne voulait pas voir quatre versions différentes, mais qu’il fallait que tous les quatre, nous nous adaptions à sa version.
Comment voyez-vous Mme de Rênal et Mathilde de la Mole, et la relation que Julien a avec chacune d’entre elles?
Il s’agit de deux femmes très différentes, ce qui est apparent dans le choix des danseuses qui interprètent le rôle et dans le style de danse de chacune. Pierre a d’ailleurs choisi un thème musical pour chaque protagoniste, qui définit un peu son identité.
L’homme qui est partagé entre deux types de femmes est un thème récurrent au XIXe siècle. Mme de Rênal est une femme mûre qui a des enfants, qui est responsable, pieuse, et qui a le sens du sacrifice. Mathilde est une jeune aristocrate gâtée par la vie. Elle a un sens très fort de sa noblesse et est fière de ses ancêtres. Au fur et à mesure, elle se rend compte que la noblesse ne vient pas que de la naissance et que ce qu’elle considère comme de la noblesse est aussi une attitude qu’elle peut retrouver chez Julien. Son caractère fort et hardi fait qu’elle va jusqu’à lui donner rendez-vous dans sa chambre. Leur relation est compliquée par leur orgueil et leur écart social.
Pierre a davantage mis l’accent sur Mme de Rênal à la fin, et c’est d’elle dont Julien tombe vraiment amoureux. Déjà au séminaire, il rêve d’elle; cette scène fait penser un peu à « La Sylphide ». Elle arrive dans un long tutu blanc qui évoque le ballet romantique, même si Julien est en soutane, et le contexte est bien différent.
Quelle ambiance y a-t-il à l’Opéra maintenant, une semaine avant la première?
Tout le monde est motivé et nous travaillons très dur pour que tout soit en place le jour de la première. Pierre a été impressionnant: il fait les répétitions tous les jours de midi à 19h, et puis après il va voir les essayages, il s’occupe de la musique… parfois nous sommes plus fatigués que lui, et nous nous demandons comment il fait.
Cette création d’un grand ballet à l’Opéra est un événement très important pour nous, surtout dans le contexte actuel. Il s’agit d’une grande production avec beaucoup de danseurs qui montre que le classique est toujours vivant et qu’il est justifié que l’Opéra dispose d’une troupe de 150 danseurs. Ce sera un spectacle impressionnant, avec de grandes scènes de corps de ballet, beaucoup de passages pour les solistes, et de la belle musique de Massenet. Je pense que ce ballet est très attendu par le public, et espère qu’il lui plaira.
L´interview avec Pierre Lacotte vous trouvez ici.
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